La bonne odeur des rides

… L’homme se lève, se lave, brosse ses dents, se peigne, habille son corps, lace ses souliers, marche dans la chambre et ce faisant, marcher, il repousse l’air devant lui, l’anéantit afin de vivre lui, l’homme.
L’homme quelconque fait des choses quelconques à longueur de journée, 16 heures de déambulation à l’intérieur de lui-même s’il est bureaucrate, à l’extérieur s’il est marchand ambulant. Les mille et minis actions tissent le tempo du jour que les rêves détricotent la nuit.
L’homme quelconque devient premier ministre. Il tient le pays à bras le corps. Dans le meilleur des cas, il passe son temps à penser aux démunis. Dans le pire des cas, il ne pense qu’à sa gloriole et les démunis s’évanouissent de son esprit. Le temps érode son pouvoir, il sera blackboulé aux prochaines élections.
L’homme quelconque se met à aimer. Le temps s’élargit, s’amplifie telle une montgolfière de bonheur et d’illusion qu’il chouchoute, que, pour rien au monde, il ne voudrait dégonfler dans un acte suicidaire. Il aime, il est immortel. Il étire le temps et martèle en lui le toujours de l’amour. Mais le temps dégonfle la montgolfière, crème de beauté, gymnastique, rien n’y fait, souriez, vous êtes filmés.
Sur terre, cependant, des petits vieux se donnent la main. Ils ont trouvés l’emploi du temps, la formule magique. Le temps n’a plus de prise sur leur amour. Ils parcourent la route vierge du temps. Ils aiment la bonne odeur de leurs rides.
Le Non-Dit n° 80/81 Septembre 2008

Le gentil morse est mort

François Caradec m’a toujours horriblement intimidée. Je me souviens de mon premier colloque en 1984 à Verviers, sur le thème Raymond Queneau poète, où, invitée par André Blavier, je présentais à l’illustre assemblée quenienne (1), la méthode de L’étrange volupté de la mathématique littéraire, appliquée à l’analyse de la Petite Cosmogonie portative.
Lors de la discussion qui a suivi ; bien sûr, de son point de vue, Caradec avait raison ; bien sûr, du mien, j’avais raison. C’est que nous n’étions pas dans la même galaxie. Lui, plongeant dans les stricts signifiants, moi, partant des signifiants pour bondir dans l’acte créateur même, la mouche mathématique qui chatouille l’auteur, le point ultime de l’intime… François Caradec avait son truc, j’avais le mien. Je regardais cet homme d’aspect confortable, j’écoutais les mots sortir de sa bouche, je voyais sa tête de morse (la moustache manifestement), sa placidité apparente de grand amphibien, et, me disais-je, sans doute aurais-je à connaître sa morsure. Il ne m’a pas mordu, juste, le frôlement de ses défenses.

Les Amis de Valentin Bru (AVB), N° 52-53, 2008

Lydia, l’éclat de l’inachevé

Lydia, l’éclat de l’inachevé, roman, Editions Michel de Maule septembre 2007. Prix Félix Denayer de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 2008.

Julie six ans, traversera le livre. On évoquera Gisèle sa mère. On parsèmera le texte de la présence d’Isabelle, grand-mère de Julie, fille de Lydia. De Laurence, sœur d’Isabelle. Michel, le mari de Lydia aura sa place. Et un siècle d’histoire, les guerres de 14 et de 40. La Résistance, Les documents ultrasecrets gardés au mépris de toute prudence. Les journaux de deux fillettes. Le génocide rwandais et celui du Kosovo. Et Lydia dans tout ça.

Extrait

Lydia ose frapper. Plein d’officiers qui se figent, le silence. Les yeux terribles, le chef se lève, s’approche : «  Qui vous a permis d’entrer ? » Elle balbutie : « Vos soldats ont volé les couvertures de mes enfants, ils auront froid cette nuit. » Elle remarque les officiers se prélassant sur celles-ci à même les canapés. Les yeux du commandant plus terribles encore. « Sortez. – Ho ! répond Lydia, si les couvertures sont pour les officiers, c’est parfait ! » Dans le silence devenu total, l’Allemand dégaine le revolver qu’il braque. Ca fait un bruit de cuir et un frottement sensuel, Lydia fait face, le bleu de ses yeux plonge dans celui de l’Allemand, glisse sur la croix de fer qui pend au cou. Elle tire de sa poche la croix de la bonne mort : « Vous avez un revolver, moi j’ai ça. » Face à l’homme, le Christ. Lydia a le temps de voir le regard filer sur elle avec une douceur telle qu’elle en a de la jouissance.

Feux et ombre, L’éclat du vécu

L’essai, De la guerre de l’ombre aux ombres de la guerre, de Laurence van Ypersele et Emmanuel Debruyne, m’a plongée dans la guerre de 1940-1945 qui traverse mon roman Lydia, l’éclat de l’inachevé, publié à Paris aux Editions Michel de Maule.

Extrait :

En ce qu’il diffère de l’essai ou de la biographie, le roman a le pouvoir de plonger au cœur du mentir-vrai de la création littéraire. Comme le chat lèche et couture de salive chaque poil de chaque morceau de son corps, sur la trame du déjà-tout-fait, sur le canevas de la réalité, nous assistons aux joyeux mensonges d’une langue mouillée de non-savoir. Car c’est là que se passe la création littéraire, au sein du non-savoir, à la strate la plus profonde, ce point intime et ultime de l’étincelle et sa mise à mots. Le long et allègre processus de la mise à mort du néant, si le créateur l’a « oublié », le roman a le pouvoir de le capter et d’en faire une œuvre d’art.

Francophonie vivante, Décembre 2007

Une pléiade de romans, Queneau aux enchères à Bruxelles

15 décembre 2007, rue de Grenadiers, salle Laetitia, vente publique de livres. Des Paul Eluard, des dessins de René Magritte. Lucienne Desnoues, Georges Duhamel, Jules Laforgue, Maeterlinck, Marcel Lecomte, Julien Gracq, Henri Michaux…
Et Queneau dans tout ça ? On y arrive avec Gueule de Pierre, 1934, en service de presse, mise à prix 200 euros… le commissaire-priseur, au doigt voltigeur, y va rondement : « 220 devant, 240 dans le fond, 260 la table, 280 au centre, 300 le fond, 320 au centre… 400 qui dit plus ? 400… 420 pour le fond, 420, j’adjuge… j’adjuge… pas de regret ? Adjugé pour le fond ! ». Zazie dans le métro, édition originale 1959, est parti également à 420 euros. Les « envois » des auteurs étaient écoutés avec une attention quasi religieuse. Celui de Queneau à Vitrac pour Gueule de Pierre a été jugé par le commissaire-priseur rien moins qu’exceptionnel : «  à Roger Vitrac/teato-taller/ et tôt Totalisateur/ des thés tôt à l’heure/ tôt tomage du tauteur/ ton tami/ Téton Teuton ».
Rien moins qu’exceptionnel… Soit. Je n’ai pas d’opinion sur cette opinion.

Les Amis de Valentin Bru (AVB), N° 48/49 décembre 2007  

Démocratie, le ni ci ni ça du diable

Les bienveillantes de Jonathan Little décortique soigneusement le pas à pas de l’idéal du national-socialisme qui a mené aux fours crématoires. Soulevés par l’éloquence hitlérienne, les jeunes Allemands de l’époque avaient foi en cet idéal. Il leur était demandé de croire, peu importe en quoi à la limite, mais croire les yeux fermés afin d’être porté vers le but, donner sens à la vie. L’idéal amené au point extrême de toutes les dérives.
Un très grand livre que les bienveillantes, peut-être un chef-d’œuvre. Pourquoi ce gros livre de 900 pages ne tombe-t-il pas des mains ?

Revue générale, Juin/juillet 2007

Promenade à l’Est

La Roumanie est un amour de jeunesse. Je l’ai découverte à travers l’œuvre philosophique et mathématique de Matila Ghyka (1881-1965), et plus tard en lisant ses mémoires. J’y ai vu un peuple de paysans austères et bons vivants, trimant pour gagner leur pain, ces haïdouks, bandits d’honneur comme les chérira Panaït Istrati. La plume de Ghyka évoque aussi la fine fleur de l’élite européenne d’avant la révolution d’octobre : Marthe Bibesco, Marouka Cantracuzène qui épousera Georges Enesco… etc.

Francophonie vivante, Mars 2007

Raymond Queneau

Raymond Queneau poète, éd. Temps mêlés, 1985 : L’étrange volupté de la petite cosmogonie portative.

Raymond Queneau et/en son temps, éd. Temps mêlés, 1986 : Queneau, Bataille et la transgression.

Pleurire avec Queneau, éd. Temps mêlés, 1996 : Au commencement était le rire.

Raymond Queneau et les spectacles, éd. Noésis, Paris 2003-2004 : Terre coquette, Queneau captif.

Raymond Queneau et l’étranger, Sorbonne III éd. Calliopées, 2006 : L’excentricité de la petite cosmogonie portative. (4 de ces colloques ont analysé la Petite Cosmogonie par la méthode de L’étrange volupté de la mathématique littéraire).

Pour Monique Dorsel

Récemment :
N° 364, mars 2009 :
Pour Monique Dorsel.
Extrait :
C’est au théâtre-Poème que ça s’est passé, lieu mythique où tout arrive, où officie la blonde et inoubliable Monique Dorsel. Ce soir-là, je lui ai rappelé mon roman dubla ispita sau patimile dupa Alexis, paru en l’an 2000 sous mon nom, mais en langue roumaine (manière de pseudonyme) et que j’envisage de publier dans ma langue, mais… sous pseudonyme. Ce soir-là, je lui ai dit mes tergiversations, mes scrupules, mon manque de courage en somme pour en arriver, in fine, sous son amicale pression, à décider de publier ce roman sous mon nom. Aussi, je ne puis résister au plaisir de lui offrir un petit texte qui aurait paru dans le roman sous pseudonyme (sous X…), peau morte d’un lézard en mutation :

Isabel Ernest est mon pseudonyme. Moi, qui jusqu’ici ai répugné au pseudonyme, je me cache de ma famille car, je ne vous apprends rien, les familles n’aiment pas les écrivains. Elles épluchent chaque mot, la moindre virgule leur semble gonflée de sens, même si, comme c’est le cas pour Tentation, elles ne sont pour rien dans le roman. Pas l’ombre de mes proches. Un beau livre, c’est ma conviction intime, et nullement obscène. Un vrai roman de l’imaginaire mais qui pénètre les arcanes du désir. Désir, le mot est lâché, c’est ça, entre autres, que ne pardonnent pas les familles. Le désir en toute lettre, la mise à mot du désir et sa splendeur, c’est ça qu’on ne pardonne pas. Ce n’est pas tant de savoir si l’auteur a vécu ou pas vécu ceci ou cela, qui fait problème, c’est qu’il l’a écrit ! Ecrire les choses est la suprême transgression. Ecrire ces choses, sous son nom de surcroît, est le scandale. Comment ose-t-elle « Salir » notre nom ? pense la famille. « Tout ça » jeté sur la place publique, offert à la frénésie gourmande, « tout ça » avalé, digéré, transformé, métamorphosé, gonflé comme une montgolfière dans l’imaginaire du lecteur, « tout ça » qui, dès lors, dit cent fois plus que n’en dit l’auteur… Le mot, plus fort que la chose. Ah ! le pouvoir des mots ! Le pouvoir mystérieux de la littérature !
Je m’incline devant ce mystère, je ne salis pas mon nom, je prends un pseudonyme.
Devinez qui je suis.

  • Précédemment :
  • N° 154, mars 1986 : Le P.E.N. Club en effervescence
  • N° 155, 15 avril 1986 : Ce qui demeure du temps
  • N°157, octobre 1986 : Le look Jacques Antoine
  • N° 159, décembre 1986 : Guyette Lyr.
  • N° 160, janvier 1987 : travestissement et libertinage deux voyages au bout de la sexualité.
  • N° 166, novembre 1987 : le journal intime le contraire du narcissisme ? Présentation .
  • N° 169, septembre 1988 : des mots plein les yeux (sur la travestie d’Alain Roger)
  • N° 170, octobre 1988 : Dominique Rolin trente ans d’amour fou, lecture intégrale.
  • N° 175, avril 1989 : 20 ans de TXT, lecture intégrale de Commencement, Ch. Prigent.
  • N° 176, mai 1989 : L’illusion, colloque à Calaceité.
  • Mars 1990 entretien sur Rémission d’Alain Roger
  • N° 195, mai 1991 : Noésis éditions. Avec Didier Coste et Pierre Sylvain
  • N° 197, sept-oct 1991 : Didier Coste et Pierre Mertens.
  • N° 206, octobre 1992 : peut-on vivre sans illusions ? (Entretien).
  • N° 216, novembre 1993 : Gaëtan Brulotte.
  • N° 232, septembre 1995 : Lettres, fax et machettes.
  • Samedi 12 décembre 1998 :Maurice de Gandillac, entretien.
  • N° 285, novembre 2000 : La passion selon Alexis, avec Pierre de Boisdeffre.
  • Vendredi 14 décembre 2001 : Mémoire d’Hadrien (lecture intégrale)
  • 19 février 2002 : Jean Baudrillard (entretien)

Journaux de deux petite filles pendant la guerre.

Sous les plumes enfantines (Béatrice 12 ans en 1943 et Florence 11 ans), les bombardements, la peur, l’omniprésence des Allemands surgissent des mots. Le journal de Béatrice s’arrête brusquement le 27 janvier 1944 pour reprendre le 3 décembre. Mais un tas d’événements traversent cette année, que Florence relatera. C’est ainsi que, pour la cohérence du récit, j’ai décidé de publier le regard croisé de deux petites filles sur la guerre.

Ces fillettes portent un patronyme qu‘ont porté 4 sœurs : Flore, Zoé, Irénée, Amélie. De ces femmes, il reste des écrits. Leurs descendants écrivaient et écrivent : Octave Pirmez, fils d’Irénée, poète bien oublié, que Marguerite Yourcenar a sorti de l’ombre dans Souvenirs pieux, évoquant Rémo, le contestataire de la famille. Marguerite Yourcenar, elle, descend de Flore et de Zoé. Les petites filles, dont on lira ici les extraits, ont comme aïeule Amélie. Moi-même je descends de la dite Amélie. Ainsi fricotent à travers l’espace les gènes invisibles.

Des fragments de ces journaux ont paru dans Lydia, l’éclat de l’inachevé, éd. Michel de Maule, 2007.

Extrait

Journal de Béatrice
Jeudi 7 octobre 1943
Une nuit d’étoiles étincelantes mais sans lune, papa et moi regardons brûler une ferme du côté de Mondron tandis que des avions en masse passent pendant des heures, quel chambard, quel cauchemar ! Nous sommes allés sur la terrasse papa et moi : l’incendie brûlait toujours, les étoiles brillaient toujours, les avions passaient toujours. Au milieu de tout ce bruit, j’ai entendu un petit « miaou » plaintif, un chat que j’ai pris dans mes bras. Papa dit : « Ils doivent passer par milliers, c’est la RAF qui s’en va bombarder l’Allemagne. – Oh ! Oui, que je réponds, ils son bien nombreux, et regarde l’incendie, c’est un gros ! » A ce moment on entend un bruit de moteur différent : « Un chasseur, dit papa. – Alors, nous aurons une bataille ? demandai-je. – C’est possible, dit papa, mais il est temps d’aller dormir. »

Les moments littéraires, n° 15, 2006