Figuration de l’absence : Le joyeux désir

Il est vivant. Il bouge en moi, il se nourrit de moi. Il voyage dans mon cœur, mes pensées, mon corps, dans chaque grain de ma peau, ce n’est pas une absence, c’est son corollaire, une présence dans tous les recoins de mon être. Imprégnée. L’absence ? On pourrait croire au vide, au manque, au creux, à l’éloignement, au silence, au froid, au désert, c’est un trop-plein, une excroissance, une tumeur qui vous dévore, fidèle, tenace, pernicieuse comme un vivant, avec le sourire, la parole, les mille petits bruits que fait le corps d’un homme quand il remue doucement dans ses vêtements, quand il croise les mains ou fume la pipe, quand il marche vers la fenêtre et qu’il regarde au dehors.

Noésis, Automne-hiver 1985

La peur

Le thème de ce congrès « Place à la littérature à l’ère nucléaire » sous-tend quelque chose d’indéfini à quoi nous raccrocher : la peur. C’est paradoxal de se raccrocher à la peur, mais, remarque dans un tout autre contexte le psychanalyste Daniel Sybony, «  quand on a peur, on a au moins quelque chose. » Cette chose si intime, nous la partageons avec d’autres. Cet avoir partagé, divisé, s’amenuise, on a moins peur. On s’appauvrit en quelque sorte. Or, les Japonais, les Européens, les Américains, les Russes et même les Chinois, qui jusqu’ici se moquaient de la bombe à cause de la densité de leur population, même les Chinois ont peur. Ce capital universel est le gouffre lui-même vers quoi nous courons, singulièrement pour nous y accrocher, comme si des aspérités (lesquelles ?) pouvaient retenir notre chute. Nous sommes actionnaire de la peur, c’est elle que nous devons « jouer » et déjouer, sur elle que nous devons compter et miser, elle que nous devons investir afin de produire, à court ou à long terme, de l’existence. Paradoxal aussi de sauver la peur, alors que d’ordinaire, dans la peur c’est le sauve-qui-peut. Mais sauver la peur, c’est nous faire sentir ce qui se dérobe sous nos pieds et que nous ne pouvons perdre sous peine de perdre pied. Il ne s’agit pas de jeux de mots fallacieux, mais de dire que perdre la peur, c’est devenir cet innocent au regard vide, aux mouvements sages, comme si de rien n’était, comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes, comme si la bombe n’était pas là, suspendue. On fait comme si, on marche, on sourit, on vaque, les Grands de la terre montent et descendent les passerelles des avions, serrent des mains, crachent des mots et se couchent tranquilles, comme si.
The Japan P.E.N. Club, in « The voice of the writer », Tokyo 1984

L’étrange volupté de la mathématique littéraire

L’Etrange volupté de la mathématique littéraire, essai, éd. Jacques Antoine, Bruxelles, 1983, brevet n° 776.587. Cette méthode « montre » les multiples visages de Chéri de Colette et Nombres de Philippe Sollers. Ultérieurement, elle lui a permis plusieurs opportunités d’application notamment sur la Petite Cosmogonie portative de Raymond Queneau (voir section colloques). Adaptation roumaine par Horia Badescu Strania voluptate a matematicii literare, édi. Eminscu, Bucarest, 1998. Invitation au Japon.

Le livre est un objet de l’espace, un parallélépipède. On peut le mesurer. On peut en calculer les proportions. Inscrit dans ce parallélépipède, le texte, objet de la durée, peut-il lui aussi se mesurer ? Peut-on y retrouver les mêmes proportions que l’objet qui le circonscrit ? Entendons : les lois de l’espace et de la durée peuvent-elles coïncider ? Expérimentation sur Chéri de Colette et Nombre de Philippe Sollers.

Illustrations issues de Nombres de Philippe Sollers :

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Extrait

Matila Ghyka analyse les proportions et les rythmes dans les arts de l’espace et de la durée (architecture, peinture, musique, poésie, prose). Or, la durée montre un enchaînement de proportions semblables à celles que la « symétria » procure dans les arts de l’espace. Forts de cette constatation, pourquoi Matila Ghyka, et même Paul Valéry, ce « passionné » de la forme, n’ont-ils pas compris que le livre est objet à la fois d’espace et de durée ? Ceux-ci mutuellement mesurables ? Parallélépipède et prosodique intimement liés ?

Femmes Monde Télécharger.

Maisons et Maisons intérieures

La maison de mon enfance perturbe souvent mes rêves. Elle est là, et je suis à l’extérieur. Des personnages me parlent et actionnent des objets, je leur demande mon chemin. Ils me montrent et j’entre dans le hall où maman me dit quelques mots. J’éprouve une grande difficulté à descendre, je côtoie des murs nus comme il en existent dans les caves des châteaux forts, gris et propres, sans décor, avec des passages voûtés sans portes, des couloirs dont j’aperçois une lueur au loin, mais je n’y arrive jamais, des gens me parlent, je les écoute, ils me distraient et je ne sais plus ce que je cherchais, je suis maintenant dehors, le rosier a des roses sur le mur de la maison, Béatrice me parle, elle m’explique où elle demeurait, guérie maintenant, et j’éprouve une grande joie, que je dois sur l’heure partager avec maman impérativement, la maison est là avec ses chambres et son salon, sa cheminée et ses bûches, papa dans son fauteuil et maman dans le bureau, mes sœurs et mon frère puis, ils disparaissent et je dis à maman, « j’ai vu Béatrice, elle est vivante, je l’ai vue ». Et tout le monde cherche Béatrice qu’on ne trouve pas et je dis « je sais qu’elle est vivante, je l’ai vue ». Tout le monde me regarde, les visages sont de bois, je vois que tout le monde fait semblant de chercher et que tout le monde sait qu’elle est morte.

Le Non-Dit, N° 75

Pour moi, l’écriture c’est…

… c’est se nettoyer de soi. Jeter aux ronces le moi haïssable. Choyer le moi de l’autre. L’éprouver jusque dans ses noirceurs, revenir à soi, indemne. Connaître l’étranger, le danger, le haut et le bas, les mille nuances de la haine et de l’amour. Derrière des paroles banales, saisir le frémissement d’une détresse cachée. Capter l’énigme d’un sourire, l’éloquence d’un silence, tout ce qui se dissimule, se dérobe, se dissous dans les abysses, quand les mots meurent et que parlent les corps.

Le Non-Dit, Juillet…

Interview 1985

– Pourriez-vous nous citer quelques noms ?
– Parfois je m’imagine dans mon cercueil, me tournant, retournant et me disant : nom d’un chien, j’aurais dû dire ceci à celui-là, cela à celui-ci. Le cercueil part à une allure folle vers la mémoire retrouvée. Là grouillent les gens innombrables que j’ai côtoyés, qui me côtoient dans les vers et les insectes et me rongent et me chatouillent et se permettent dès lors de me faire rire sous leurs froids et vertueux baisers. Je peux mettre des noms sur les vers. Des noms illustres. Redoutables. Reconnus. Méconnus. A courant d’air. Historiques ; D’emprunt. Enviés. Princiers. Funestes. Des noms obscurs qu’on célèbre. Des célèbres qu’on oublie. Vous en voulez vraiment ? Je vous abandonne quelques initiales : P.M., J.S., F.L., J.I., E.S., S.B., P.S, A.R., D.R, …

Revue de l’Université de Bruxelles, La Belgique Malgré tout, littérature 1980, éditions de l’Université de Bruxelles, 1980

On ne répond pas à un crapaud

On ne répond pas à un crapaud, roman, Calmann-Lévy, collection d’Alain Bosquet, Paris 1968.

L’auteur a cristallisé dans deux jeunes, Hubert et Nathalie, le malaise existentiel d’une jeunesse aboutissant à la révolution de mai 68.

Extrait

… Dans le brouhaha des musiques et des conversations, la fumée est un grand fantôme tranquille. Elle se plante, fleur au centre des fleurs, en ce décor que la vieillesse ne vient pas abîmer. Nous sommes fantastiques et déjà morts, un songe creux, l’amour, même ici, n’est rien moins qu’ordinaire. Les filles ont un petit air blasé, la voix traîne sur la fin des phrases, elles se laissent embrasser et aimer. Que dans la montée des alcools et du plaisir nous attendions la mort, cette farceuse, cela ne nous empêchait pas de temps à autre d’accéder à une révolte saine et vigoureuse. Le soir du meurtre par exemple – était-ce moi, était-ce une autre ? – une voix féminine avait crié «  médiocre, le beau glas que sonne ce mot-là ! »
Avec bonheur, tout s’était déclanché ; les regards enfin s’accrochaient, je sentais de grands coups dans ma poitrine. Mais le temps ne m’a pas été donné de parler, ni même à la rougeur qui m’envahissait le visage d’aller jusqu’au front : un poing sur la table projetait les verres dans un grelot de rire. Nous nous sommes reculés sur nos chaises à cause du coca qui nous éclaboussait. Tout le monde se levait, les visages naguère appliqués dans le plaisir brillaient de joie et d’excitation. Enfin quelque chose arrivait ! On empoignait des chaises. Bientôt les tables ont été de grandes carcasses renversées. Sous nos pieds les verres craquaient ; c’était beau de fureur aveugle, de joie dirigée. Dans une cage folle, avec des gestes démoniaques et précieux, les fauves mordaient des objets de carton, la pensée se mourait. Une houle d’yeux morts frappait le ressac de la haine : c’était enfin la vie qui flambait dans des éclats de couleur et de passion, coulait à flot des bouteilles, et de sa violence noyait les débris du confort. Le barman disait avec un calme parfait : « Taisez-vous, taisez-vous, cela ne sera rien. »
Un groupe échevelé s’est jeté sur le barman.
Sous une tempête de bras, il est enfin sorti du néant. Bras en croix sur le miroir, il devenait un beau barman offert sans pudeur aux excès de la frénésie. Les coups allaient si vite qu’ils en étaient invisibles. On le remarquait seulement au visage qui se défaisait : le nez, les pommettes, la lèvre, tout bougeait ; les dents pointent, le sang coule, un œil s’est fermé.
J’assistais à la naissance d’une toile violente et sublime qu’aucun peintre ne viendrait jamais fixer. J’avais pitié, j’avais des remords, mais cela n’arrangeait rien : ce merveilleux tableau se perdait déjà dans le néant, le barman s’effondrait, il était loque, toile défigurée et presque abstraite ; un ramassis de couleurs chaudes, de pensées mortes et de sang frais.