On ne répond pas à un crapaud

On ne répond pas à un crapaud, roman, Calmann-Lévy, collection d’Alain Bosquet, Paris 1968.

L’auteur a cristallisé dans deux jeunes, Hubert et Nathalie, le malaise existentiel d’une jeunesse aboutissant à la révolution de mai 68.

Extrait

… Dans le brouhaha des musiques et des conversations, la fumée est un grand fantôme tranquille. Elle se plante, fleur au centre des fleurs, en ce décor que la vieillesse ne vient pas abîmer. Nous sommes fantastiques et déjà morts, un songe creux, l’amour, même ici, n’est rien moins qu’ordinaire. Les filles ont un petit air blasé, la voix traîne sur la fin des phrases, elles se laissent embrasser et aimer. Que dans la montée des alcools et du plaisir nous attendions la mort, cette farceuse, cela ne nous empêchait pas de temps à autre d’accéder à une révolte saine et vigoureuse. Le soir du meurtre par exemple – était-ce moi, était-ce une autre ? – une voix féminine avait crié «  médiocre, le beau glas que sonne ce mot-là ! »
Avec bonheur, tout s’était déclanché ; les regards enfin s’accrochaient, je sentais de grands coups dans ma poitrine. Mais le temps ne m’a pas été donné de parler, ni même à la rougeur qui m’envahissait le visage d’aller jusqu’au front : un poing sur la table projetait les verres dans un grelot de rire. Nous nous sommes reculés sur nos chaises à cause du coca qui nous éclaboussait. Tout le monde se levait, les visages naguère appliqués dans le plaisir brillaient de joie et d’excitation. Enfin quelque chose arrivait ! On empoignait des chaises. Bientôt les tables ont été de grandes carcasses renversées. Sous nos pieds les verres craquaient ; c’était beau de fureur aveugle, de joie dirigée. Dans une cage folle, avec des gestes démoniaques et précieux, les fauves mordaient des objets de carton, la pensée se mourait. Une houle d’yeux morts frappait le ressac de la haine : c’était enfin la vie qui flambait dans des éclats de couleur et de passion, coulait à flot des bouteilles, et de sa violence noyait les débris du confort. Le barman disait avec un calme parfait : « Taisez-vous, taisez-vous, cela ne sera rien. »
Un groupe échevelé s’est jeté sur le barman.
Sous une tempête de bras, il est enfin sorti du néant. Bras en croix sur le miroir, il devenait un beau barman offert sans pudeur aux excès de la frénésie. Les coups allaient si vite qu’ils en étaient invisibles. On le remarquait seulement au visage qui se défaisait : le nez, les pommettes, la lèvre, tout bougeait ; les dents pointent, le sang coule, un œil s’est fermé.
J’assistais à la naissance d’une toile violente et sublime qu’aucun peintre ne viendrait jamais fixer. J’avais pitié, j’avais des remords, mais cela n’arrangeait rien : ce merveilleux tableau se perdait déjà dans le néant, le barman s’effondrait, il était loque, toile défigurée et presque abstraite ; un ramassis de couleurs chaudes, de pensées mortes et de sang frais.